Au XXe siècle le droit semble avoir tout colonisé. On trouve du droit partout, du droit pour tous, du droit pour tout. Certains observateurs dénoncent l'inefficace et suffocante portée d'un tel phénomène, d'autres en éclairent les formes et les causes immédiates.
Différent est l'objet de ce livre : considérant le natif et continuel besoin de droit de l'Occident, il s'attache à sa construction depuis l'Antiquité, met ainsi en vaste perspective son emballement contemporain. Sont retracés la tâche et le fonctionnement séculaires de chacune des trois forces créatrices de la normativité juridique : la science du droit, la législation, la juris-diction. Est également résumée l'histoire longue de leur action conjuguée puisque, depuis la naissance médiévale des États, aucune de ces forces n'a pu s'affirmer sans les autres. Elles ont joué ensemble et c'est dans l'interdépendance qu'elles élaborent encore, à l'échelle européenne et internationale, ces
normes innombrables venant supplanter les droits nationaux.
Le savant, la loi, le juge. Quels que soient l'époque ou le régime, cette
bâtisseuse triade n'oeuvre cependant pas régulièrement dans l'harmonie. Au travers d'un moment ou d'un acteur de la construction du droit en France, Jacques Krynen met en relief la rivalité chronique marquant les relations entre la législation issue du politique, et la juris-diction issue des tribunaux. Cette rivalité peut être source de fortes tensions et nuit au caractère obligatoire du droit. La scène du théâtre juridique, jamais assujettie à de précises partitions, fera toujours place aux libres montages, aux débordements et improvisations.
Classique, rigoureusement tracée au XIXe siècle, la distinction-séparation du droit et de la morale a chez nous subi son premier grand assaut avec la parution en 1926 de La règle morale dans les obligations civiles. Sans emporter l'adhésion unanime de la doctrine civiliste, la thèse de Ripert ne s'en trouve pas moins aujourd'hui amplement confirmée par de grands théoriciens professant, quel que soit le domaine, qu'il ne saurait y avoir ni rationalité ni légitimation juridiques sans égard à une éthique du bien et des valeurs. Pareille philosophie s'est développée tandis que se faisait jour un processus de moralisation de plus en plus visible du droit, un indéniable « retour offensif de la morale » (Jean Carbonnier), affectant tous les secteurs et les formes de production de la norme juridique. Ce sont aujourd'hui de pures exigences morales que le droit absorbe ou promeut, nolens volens. C'est à quelques-uns des traits parmi les plus saillants ou révélateurs de ce phénomène jugé parfois irréversible que le présent ouvrage est consacré. De l'inévitable disparité de sa quinzaine de contributions, chaque lecteur fera son profit. Entre autre enseignement, il résulte que ce phénomène, souvent analysé comme la réponse d'une société moderne sécularisée et individualiste à l'affaissement des autorités traditionnelles, des moeurs et des repères communs, n'est manifestement pas sans danger pour l'avenir du droit. La morale n'est-elle pas encore moins sûre que le droit ? Elle opacifie la règle, la rend plus abstraite, plus fragile. Ce faisant elle augmente le pouvoir d'interprétation déjà fort étendu du juge, national et international.
La magistrature, et la justice avec elle, génère depuis plusieurs années une littérature abondante. De la presse quotidienne aux essais les plus savants, les difficultés de l'institution judiciaire, autant que ses défauts, nourrissent une interrogation où la magistrature, comme objet d'étude, occupe une bonne place. On s'inquiète de sa responsabilité ; on veut connaître scs opinions. On suppose son pouvoir, ou on déplore qu'elle n'en ait aucun. Chaque fois, le singulier s'impose et désigne un « corps de magistrats » doté, par la magie évocatrice de l'unité supposée, d'une puissance et d'une majesté que la justice entretient visiblement jusque dans ses temples et ses atours. Un singulier qui résonne plus fort encore lorsqu'il s'agit de l'opposer, tels deux blocs antagonistes, au pouvoir politique. Monde judiciaire, ordre judiciaire, autorité ou pouvoir judiciaire : la conflictualité qui marque les rapports entre « le » pouvoir juridictionnel et « le » politique s'embarrasse rarement des nuances constitutives du corps divers de la magistrature. Pourtant, l'unité doit-elle suivre ce singulier d'usage ? A l'image d'un monde complexe, la magistrature est bien traversée de divisions sociales et d'une pluralité de représentations et d'habitudes mentales. La variété des statuts de ses membres, les blocages hiérarchiques - propres au moins à tout système administratif - les résistances entre magistrats supérieurs et inférieurs, les conflits de compétence ou de juridiction, les rivalités entre « le » siège et « le » parquet, l'cclatcmcnt des ordres juridictionnels, le pluralisme syndical, les parcours politiques individuels : tout invite à se méfier d'un singulier forcément trompeur, porteur de représentations conventionnelles, et à explorer, en complément, les diversités de la magistrature. Dans un contexte marqué par le regain de tensions entre le politique et « le » juge, l'historien peut alors proposer une interrogation sur les formes et le contenu de ces conflits à partir de l'hypothèse des désunions internes d'un corps excessivement présenté dans sa capacité d'union. A partir du cas de la France et de l'Italie, où l'histoire de la justice autant que son actualité sont marquées par des conflits ouverts et assumés par les deux pouvoirs, avec l'exemple de l'Espagne et de la Suisse également, le livre explore la piste des désunions de la magistrature comme élément éclairant d'une conflictualité ancienne aux formes et acteurs très variés.