"La seule chose qu'il aima d'elle tout de suite, ce fut la voix. Une voix de contralto chaude, profonde, nocturne. Aussi mystérieuse que les yeux de biche sous cette chevelure d'institutrice. Bérénice parlait avec une certaine lenteur. Avec de brusques emballements, vite réprimés qu'accompagnaient des lueurs dans les yeux comme des feux d'onyx. Puis soudain, il semblait, très vite, que la jeune femme eût le sentiment de s'être trahie, les coins de sa bouche s'abaissaient, les lèvres devenaient tremblantes, enfin tout cela s'achevait par un sourire, et la phrase commencée s'interrompait, laissant à un geste gauche de la main le soin de terminer une pensée audacieuse, dont tout dans ce maintien s'excusait maintenant."
Ce poème d'Aragon est un "roman achevé", au sens où l'on dit qu'une oeuvre est achevée ; c'est un roman en ce qu'il raconte une aventure du coeur. L'amour, l'expérience, la réflexion sur la vie en constituent les thèmes. Un Roman de la Rose.
Et comme le Roman de la Rose, difficile à analyser, car sa signification est multiple, et la Rose ici, de l'aveu de l'auteur, indescriptible. Peut-être le lecteur en trouvera-t-il la clef dans les épigraphes au poème, l'une tirée du Gulistan ou L'Empire des Roses, de Saadi, l'autre de Roses à crédit, roman d'Elsa Triolet.
Le thème de la Rose, commun à nos poètes médiévaux et à ceux de l'Orient, ne semblera aucunement d'apparition fortuite au coeur du poème que voici, à condition de se rappeler qu'Elsa voit le jour en même temps que ces Roses à crédit.
Dernier recueil publié du vivant d'Aragon, en 1979, Les Adieux et autres poèmes est sans doute l'un des plus beaux de son oeuvre poétique et l'un des plus émouvants : adieux à Elsa disparue, adieux à la vie et au monde, son histoire tourmentée traversée de beautés irréductibles, salut à la poésie à travers un poignant hommage à Hlderlin, salut enfin aux grands peintres compagnons de voyage, Chagall, Picasso, Paul Klee et André Masson. Le chant d'Aragon est ici au plus haut de son lyrisme blessé. Loin de nous la poésie d'Aragon ? Non, jamais plus proche assurément que dans ces vers d'intime douleur où le chant justement jamais ne renonce.
"La belle insolence, l'insolence des poètes, la douloureuse fierté qui est la leur, c'est aussi leur courage : ils croient toujours, comme le croyait Breton en 1926, que chacun d'eux 'a été choisi et désigné à lui-même entre mille pour formuler ce qui, de notre vivant, doit être formulé'. Aujourd'hui comme en 1926, ou même comme en 1932, au moment de ce qu'on a appelé l'"affaire Aragon", les poètes ont leurs mots à dire, qu'ils disent parfois seuls, que ce soit en Tchécoslovaquie, à Cuba, aux États-Unis, en U.R.S.S., où même, on a un peu trop tendance à l'oublier, - en France. En acceptant le principe de la réédition de ses deux premiers recueils de poèmes, Feu de joie et Le Mouvement perpétuel, qui correspondent à la période de la redécouverte de Lautréamont, à l'époque de Dada et aux préparatifs du surréalisme, Aragon réactualise en fait ce que nous avons besoin, aujourd'hui plus que jamais, de réactualiser : la volonté de transformation du monde, l'exigence de refonte complète de l'entendement humain, le refus de toutes les formes de dictature et d'oppression de l'État, mais aussi tout ce à quoi peut faire appel ce qu'Aragon a nommé 'le rire sauvage de l'existence'."
Alain Jouffroy.
Ce poème s'appelle "Roman" : c'est qu'il est un roman, au sens ancien du mot, au sens des romans médiévaux ; et surtout parce que, malgré le caractère autobiographique, ce poème est plus que le récit - journal ou mémoires - de la vie de l'auteur, un roman qui en est tiré.
Il faut le lire dans le contexte de l'oeuvre d'Aragon. Il s'agissait ici d'éviter les redites : on n'y trouvera pas le côté politique des Yeux et la Mémoire ou les heures de la Résistance de La Diane française ou du Musée Grévin. Le domaine privé, cette fois, l'emporte sur le domaine public. Même si nous traversons deux guerres, et le surréalisme, et bien des pays étrangers.
Poème au sens des Yeux et la Mémoire, ce Roman inachevé ne pouvait être achevé justement en raison de ces redites que cela eût comporté pour l'auteur. Peut-être la nouveauté de ce livre tient-elle d'abord à la diversité des formes poétiques employées. Diversité des mètres employés qui viendra contredire une idée courante qu'on se fait de la poésie d'Aragon.
Il semble que, plus que le pas donné à telle ou telle méthode d'écriture, Aragon ait voulu marquer que la poésie est d'abord langage, et que le langage, sous toutes ses formes, a droit de cité dans ce royaume sans frontières qu'on appelle la poésie.
Plus que jamais, ici, l'amour tient la première place.
Dans Les Chambres, dernier recueil publié de son vivant en 1969, Aragon offre un des dénouements de sa poésie. À l'heure du bilan, le poète invoque ses thèmes de prédilection (l'amour d'Elsa, la mémoire et le chant) pour se confronter à la désillusion communiste et à la mort prochaine de l'être aimé.
"Ces chambres ici dont je parle sont toutes chambres, Elsa, que nous eûmes ensemble." Ces chambres du passé, si semblables et pourtant chacune si unique, sont celles de l'adieu à la compagne d'une vie, qui s'éteindra un an après la publication. Cet au revoir à la Muse se déploie en vers libres, déstructurés, suivant la dérive mémorielle. Il faut écrire une fois de plus cet amour, l'écrire avant qu'il ne soit trop tard. "Parce que tout passe, mais non point le temps d'avoir aimé, d'aimer encore, jusqu'au dernier souffle, bientôt, ce dernier mot proche et terrible."
Recueil resté dans l'ombre et publié initialement en 1931, Persécuté persécuteur est pourtant une pièce centrale de l'oeuvre d'Aragon. Se bousculent les engagements politiques, la mort du père, la naissance du grand amour et se déploie toute la rage de l'écriture du poète. L'impératif est d'écrire "en mettant le pied à la gorge de sa propre chanson", écrire pour se révolter contre le monde mais aussi contre soi-même. Ce sont les soubresauts de l'indignation, des ruptures et du fracas qui dictent la recherche poétique d'Aragon et qui insufflent un rythme nerveux dans le vers.
Persécuté persécuteur est un hymne politique où frémit toute la croyance d'Aragon dans le communisme. Mais par-delà l'engagement se tracent délicatement les premiers mots tournés vers Elsa, les timides débuts de l'immense fresque poétique dédiée à la glorification de sa Muse.
1492, où Grenade tombe aux mains des Chrétiens, est aussi l'année de la découverte des Indes Occidentales par Christophe Colomb : ainsi se font en même temps les comptes du passé et ceux de l'avenir. Les Maures d'Espagne, dont la langue ignore le futur, n'ont en fait plus de lendemain à attendre. Parmi eux se reflètent tous les schismes de l'Islam et se débat la question de l'origine du Mal. Cependant un vieillard, un chanteur de rues qu'on appelle le Medjnoûn, c'est-à-dire le Fou, s'y pose le double problème du temps et de l'avenir de l'homme, celui aussi de l'amour véritable et du couple dont l'heure n'est pas encore venue. L'avenir de l'homme est la femme, dit-il : dans la perspective de la femme de l'avenir, et d'après le nom de celle vers qui se tournent sa prière et son chant, il va s'imaginer le héros d'un "Medjnoûn et Elsa", à l'imitation du célèbre poème de Medjnoûn et Leïla, que vient d'écrire le Persan Djâmî.
Le Fou d'Elsa a recours, de la prose au vers français, à toutes les formes intermédiaires du langage. L'imagination ici prend le masque de l'histoire et, réinventant Boabdil, dernier roi de Grenade, que les historiens calomnièrent, réhabilite celui qui prolongea de dix années le règne de l'Islam en Europe.
Ce livre est né d'un sentiment inédit du paysage parisien. Comme un paysan ouvrant à tout de grands yeux, le poète nous apprend à voir d'un regard neuf les passages, les boutiques des coiffeurs à bustes de cire, les bains, les immeubles les plus ordinaires, les affiches, les extraits de journaux, semblables aux collages des peintres. Deux morceaux célèbres du livre, Le Passage de l'Opéra et Le Sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont donnent l'éveil à "la lumière moderne de l'insolite". Deux autres textes essentiels du Paysan de Paris : Préface à une mythologie moderne et Le Songe du paysan, en sont à la fois l'introduction et la conclusion, le point de départ et le point d'arrivée d'une pensée prise dans sa variation.
Cette Semaine Sainte est celle du 19 au 26 mars 1815. Le débarquement de l'île d'Elbe a eu lieu et "Bonaparte" a déjà dépassé Lyon. Louis XVIII est en fuite. Une indescriptible cohue l'accompagne, une foule de gens qui courent aussi vite qu'ils le peuvent de Paris à Béthune. C'est la Maison du Roi, la cour, les dignitaires, des maréchaux, les troupes qui sont restées loyales.
La France, encore une fois, se trouve partagée en deux. Il y a la France du passé qui fuit avec Louis XVIII, et celle du présent, ses aspirations, ses espoirs, qui regarde du côté de Napoléon. L'empereur est-il plus proche de la Révolution, plus proche du peuple que les Bourbons ?
Un tel livre, un tel roman est impossible à résumer. C'est le tableau de tout un peuple à un tournant de son destin, c'est l'immense poème épique d'une société saisie au milieu de ses convulsions les plus caractéristiques. C'est une somme poétique, historique, romanesque, l'un des plus beaux livres d'Aragon.
La publication de La Grande Gaîté dans notre collection est assurément un événement. Ce recueil d'Aragon initialement paru chez Gallimard en 1929, illustré par Yves Tanguy, n'avait jamais été republié séparément, seulement repris en 1974 dans l'OEuvre poétique complet publié au Livre Club Diderot, puis dans la Pléiade en 2007. Ce livre certainement surprendra, choquera même sans doute les lecteurs du Roman inachevé ou du Fou d'Elsa. Écrits en 1927 et 1928, par, ne l'oublions pas, un jeune homme qui n'a pas trente ans, les poèmes de ce recueil correspondent à une violente crise existentielle du poète, à sa relation amoureuse douloureuse et tourmentée avec Nancy Cunard comme à la complication croissante de ses rapports avec Breton et ses amis surréalistes. Le titre est évidemment une antiphrase, c'est de fait de la plus grande détresse qu'il s'agit. D'une agressivité inouïe, d'une dérision acerbe, la première partie du livre est, comme le souligne la préfacière Marie-Thérèse Eychart (ayant collaboré par ailleurs aux "Pléiade" Aragon) un 'jeu de massacre' désespéré qui n'épargne rien ni personne. La seconde partie en revanche rend au lecteur un Aragon plus proche de ce qu'il connaît. Il y renoue, comme après une descente aux enfers, avec un chant, fût-il brisé et de douleur indépassable. C'est là qu'on lira notamment le célèbre Poème à crier dans les ruines qui est sans conteste un des sommets de la poésie aragonienne.
'L'amour m'intéresse plus que la musique. Ce n'est pas assez dire : en un mot, tout le reste n'est que feuille morte.' Dans ce recueil de textes surréalistes, Aragon décrit, avec provocation et perversité, la femme française.
Pamphlet ou poème - "chaque image doit produire un cataclysme" -, ce livre marque une étape importante dans l'histoire littéraire. Certains lecteurs n'ont voulu en retenir que l'insolence, l'humour, la virtuosité exceptionnelle. D'autres cependant voient dans le Traité du style l'amorce par Aragon du dépassement du surréalisme en réalisme.
"Qu'on entende bien que, lorsque je dis le théâtre, le théâtre est le nom que je donne au lieu intérieur en moi où je situe mes songes et mes mensonges."
Tout le roman est un jeu de masques, de miroirs, qui s'accomplit secrètement dans ce théâtre de mots et donne, selon l'expression d'Aragon, une leçon de ténèbres.
Ainsi Aragon ouvre ce théâtre intérieur que l'homme est à lui-même et dans lequel il remet ses rêves en scènes. Longtemps après le livre refermé la lecture en soi se poursuit. La quête de cette oeuvre si libre et si grave fait lever les images et les mondes les plus enfouis, donnant de l'existence une représentation crépusculaire à laquelle on ne peut s'arracher.
Théâtre/Roman est un livre essentiel qui veut éclairer de l'intérieur la totalité de l'oeuvre d'Aragon.
De l'Exposition de 1889 à la guerre de 1914, ce roman fait la chronique d'un quart de siècle de la vie des Français, autour de Pierre Mercadier, professeur d'histoire, qui quittera sa femme et ses enfants pour mener une vie lointaine. Il reparaîtra à la veille de la guerre de 14, pour mourir à demi paralysé. Son fils, Pascal, portera les armes pendant quatre ans et trois mois, croyant par cela faire que son propre enfant n'y soit jamais soumis.
Ce poème de plus de 200 pages est sans précédent dans l'oeuvre d'Aragon. Il a essentiellement pour sujet le secret de la création poétique aussi bien chez des poètes imaginaires que chez les poètes nommés, et chez l'auteur lui-même.
"Quand j'ai connu Blanche, elle portait un petit chapeau de feutre, cloche, très enfoncé, d'un feutre extraordinairement tendre, léger, mou, comme si ça lui avait fait quelque chose de coiffer Blanche.
Elle aimait s'habiller en noir, elle s'asseyait d'une façon que n'avait personne, se penchait pour m'écouter, la joue sur la main, le coude sur le genou. Je lui avais dit : "Vous fumez ?", et elle avait éteint sa cigarette, non, c'était pure nervosité. C'est très drôle, cette petite fille, dès la première fois, dans un lieu avec de hautes lumières, un café tout en longueur, j'avais une idée tracassante, je ne pensais qu'à une chose, et Dieu sait ce que je pouvais dire !
Les mains m'en tremblaient, j'avais envie d'enlever son manteau, d'ouvrir sa robe... Pourquoi ?"
Écrites pendant la guerre et publiées clandestinement dans le recueil Servitude et grandeur des Français, ces trois nouvelles donnent la parole à "l'adversaire", qu'il soit un journaliste hostile à la Résistance et aux communistes, réparateur de radios et collaborateur, ou une jeune Allemande qui a suivi les soldats à Paris. Mais les situations changent, les idées évoluent et peu à peu les adversaires basculent dans le camp des alliés...
La nouvelle Le mentir-vrai, qui donne son titre au recueil, est un texte capital qu'Aragon considère comme une sorte d'art romanesque. Il y évoque ses années d'enfance en mélangeant fiction et réalité.
Le recueil comprend aussi un ensemble de sept nouvelles publiées clandestinement sous l'Occupation et groupées sous le titre de Servitude et grandeur des Français. Mais on trouve aussi l'histoire d'une extravagante maîtresse d'Alexandre II et de ses chiens (La sainte Russie), de brèves aventures de café (Chproumpph et L'inconnue du printemps), une fantaisie policière (Tuer n'est pas jouer), des contes dont le ressort est l'humour...
En tout vingt-huit nouvelles qui font briller toutes les facettes du style, de l'imagination, de l'humour et du drame.
Ce petit ouvrage, paru en 1922 dans la collection "Une OEuvre, un Portrait" est d'un extrême intérêt pour l'histoire de la littérature française au moment où le mouvement Dada n'a pas encore fait place au surréalisme. Ce texte, qui se révèle d'un impeccable styliste, amorce déjà, malgré le "collage" des manifestes dadaïstes de l'auteur, la rupture devenue nécessaire avec Dada. Les aventures de Télémaque apparaît comme l'oeuvre présurréaliste la plus importante.
Pour l'essentiel, Aragon a livré tout de lui-même de son vivant. Ou presque tout. Inutile de souligner que ce qu'il a réservé, retenu - faut-il écrire "dissimulé" ? -, n'en prend que plus de sens et pose au moins une interrogation, d'autant plus insistante qu'à ceux qui lui survivent il a confié un mandat sans équivoque : de lui-même, après lui, ne rien laisser dans l'ombre.
Les pages que nous publions ici appartiennent à ce domaine qu'Aragon n'a pas voulu donner à lire.
On retrouvera dans Les Yeux et la Mémoire le vers et l'accent du Crève-coeur, des Yeux d'Elsa, de la Diane française. Les thèmes que développe ici Aragon sont différents sans doute de ceux qui animaient ces oeuvres : c'est que les circonstances ne sont plus les mêmes...
Qu'on ne s'y trompe pas, Aragon, dans ce large problème qui part des prophéties du Cheval roux, le roman d'Elsa Triolet, de ses évocations terribles, est un poète du bonheur. C'est le bonheur des hommes qui est le but de cette polémique, de cette violence et de cette douceur verbales comme on en a rarement vu dans la littérature française. Et ce poème, écrit à la première personne, donne un sens plus clair, sinon plus nouveau, à la quête du bonheur selon Helvétius et Stendhal, du bonheur selon Saint-Just...
Édition de Lionel Follet.
Des centaines de pages écrites presque en secret depuis mai 1923, déchirées et brûlées à la fin de 1927 : échec d'un projet ruiné d'avance par sa folle démesure ? Inachevé et mis à mort, ce roman des romans dont rêvait Aragon nous dérobe à jamais son architecture. Mais il revit en fragments éclatés, fascinante Babel où chaque personnage suscite un roman singulier : Blanche, Michel, Anne, Amanda, Firmin... et cette figure énigmatique, Irène, au coeur d'un texte qui dépasse de loin le roman 'érotique', dans la sublimation lyrique et la sinistre parodie, dans une interrogation sur les pouvoirs de l'écriture, et dans le désespoir d'aimer.
Romans, poèmes, digressions, l'unité de l'ensemble est dans la splendeur de la phrase aragonienne, frémissante, équivoque, exaspérée, blasphématoire. Ces pages si longtemps occultées ont irrigué toute l'écriture ultérieure d'Aragon.
Roman enfin, l'histoire de leur résurrection - jusqu'aux feuillets deux fois sauvés par Nancy Cunard, qui donnent à ce volume dix-neuf chapitres inédits et superbes.
Rédigés pendant la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il a été mobilisé, les poèmes du "Crève-coeur" mêlent élans patriotiques et élans amoureux...